Qu'est-ce que l'art contemporain ?


L'acceptation courante de l'expression "art contemporain", est celle d'art "qui nous est contemporain". Or, l'art contemporain (AC pour les intimes) est un courant très restrictif et très précis de l'art du temps présent, lui-même différent de ce que l'on appelle l'art moderne. Petit tour dans la jungle du jargon artistique...
Je me souviens de l'abîme de perplexité dans lequel ont plongé mes parents le jour où je les ai traînés au musée d'art moderne et contemporain de Saint-Etienne, ancré dans une zone boueuse de la cité du design et reconnu (dans le monde de l'art) comme l'un des plus pointus dans ses choix d'expositions d'art contemporain et d'art moderne....

Je me souviens de l'air ébahis des enfants devant le bout de saucisson entamé sur des caisses poussiéreuses de la Tate Modern sur les quais industrieux du sud est de Londres. De ces deux mémoires, j'ai gardé le constat que l'art contemporain, hermétique au plus grand nombre, fait logiquement partie d'un monde (volontairement*) élitiste.

Comme son nom de l'indique pas vraiment, l'Art Contemporain est un courant né au lendemain de la deuxième guerre mondiale, dans les années 1960**, qui prend grosso modo la suite de l'Art Moderne.

Jusqu'alors, l'art était relié à la volonté d'une expression esthétique, en général née d'une nécessité intérieure de l'artiste et souvent en réponse à une commande.

L'artiste était en quelque sorte un médium (ou un média) qui traduisait dans le monde physique des univers invisibles ou imperceptibles au sens commun (le Néerlandais Jheronimus Bosch au XVe siècle, par exemple) ou qui imprégnait l'histoire d'une mémoire (Le radeau de la méduse de Théodore Géricault au XIXe siècle). Ou alors qui traduisait l'expression d'une recherche (Léonard de Vinci et ses explorations scientifiques).

La symbolique était omniprésente et la traduction de symboles dans la matière était souvent de l'ordre du sacré (dans le sens où l'artiste utilise le moyen de l'art pour matérialiser un invisible transcendant), toujours dans une recherche d'harmonie (même si celle-ci peut accepter la présence de dissonances).

L'art moderne, première rupture

Avec l'art moderne (1), les artistes engagent une première rupture : ils remettent en cause les codes établis. Il expérimentent, prennent une première distance avec l'harmonie en donnant priorité à l'expression, privilégient le mouvement plutôt que la forme, la couleur plutôt que le dessin (2). À l'instar de Pablo Picasso, ils explorent les codes dits primitifs et s'inspirent des autres cultures. Leur rupture a toutefois une limite : leur démarche demeure avant tout esthétique.

1960, disruption

Plus qu'une rupture, l'avènement de l'art contemporain est une disruption : un vrai changement de paradigme. L'Art Contemporain envoie littéralement balader la recherche esthétique et retient la démarche conceptuelle à l'exclusion de toute autre. Devient de l'art ce que l'artiste estime être de l'art. L'art est concept, l'œuvre d'art est conceptuelle. C'est dans cette perspective que le vulgaire urinoir, article sanitaire de fabrication industrielle, est rebaptisé "Fontaine" et érigé en œuvre d'art par Marcel Duchamp (3) ou que Jeff Koons élève la forme du chien ballon bien connue des forains en œuvre d'art à 58,4 millions de dollars (prix de la vente de la version orange du "Balloon dog" en 2013).

Au fil du temps, on peut dégager 3 critères qui doivent présider à la production d'une œuvre d'art contemporain :

La volonté conceptuelle.

La démarche principale qui préside à la production d'une œuvre d'art contemporain est le concept. (L'art conceptuel est d'ailleurs un courant précis de l'art contemporain. En France, l'œuvre la plus connue en est sans doute Les colonnes de Buren).

La volonté de dénonciation

Si l'œuvre n'a pas de vocation conceptuelle, elle doit à minima exposer une critique de la société ou de ses dérives (la guerre, la société de consommation, la pauvreté...). En sont quelques exemples les accumulations et déchets des compressions de César, les peluches crasseuses d'Anette Messager, la série Poubelles, d'Arman, composée de détritus...

La volonté de choquer les esprits

De 1960 aux années 2010 - 2020, on peut déjà commencer à dessiner une histoire de l'art contemporain en une toile qui regorge de créations et autres expositions à objectif principal de choquer les esprits. (Piss Christ, de l'américain Andres Serrano, en est l'un des innombrables exemples). C'est un des codes clés retenus par le monde de l'art contemporain. Car l'art contemporain tel que défini ci-dessus est un monde à part entière. Et même un monde très fermé aux frontières bien marquées et aux codes indéboulonnables... Finalement érigés en dogme (4). Un monde conduit par des acteurs déterminés.

L'art contemporain, courant né d'une volonté américaine.

Le fait que le bidet / urinoir de Marcel Duchamp ait trouvé sa place à New-York dans les années 1960 et non en 1917 est loin d'être dû au hasard :  il rencontre à cette époque la volonté américaine de transférer la capitale des arts de Paris vers New-York pour des raisons politiques, dans un contexte de guerre froide avec les soviétiques, très présents sur la scène internationale avec l'art révolutionnaire, et aussi pour des raisons économiques : pour les américains, l'art contemporain, alors estampillé "d'avant-garde" est un marché à investir. Objectif : faire de New-York le creuset des cultures et, surtout, le passage obligé de l'art et des artistes.

De fait, l'objectif est atteint et depuis les années 1990, l'hégémonie des Etats-Unis sur le marché de l'art contemporain est complète, largement renforcée par la prise de pouvoir des fameuses maison de vente (5). Lesquelles prennent dès 1997 des dispositions pour avoir le monopole, contrôler le marché, condition sine qua non pour faire d'énormes profits.

Leur stratégie est simple : prendre en direct la gestion internationale des artistes vivants. C'est surtout à partir de ce moment que les artistes vont être lancés comme on lance des produits. L'artiste lui-même devient fournisseur de marchandise. La valeur de l'œuvre n'est plus liée à la production de l'artiste mais à la puissance de son marchand et à celle de son carnet d'adresses de collectionneurs.

Le marché s'organise, et dès le début des années 1970 crée ses courroies de transmission, tels que les magazines et indicateurs (6) de marché qui formalisent les cotes des artistes. Au besoin il maintient les cotes des artistes par des artifices, certaines galeries prestigieuses n'hésitant pas à enchérir elles-mêmes sur leurs artistes pour maintenir leur cote.

Ces acteurs du marché de l'art sont aidés dans leur entreprise par un atout de choix : la subjectivité de la valeur de l'œuvre d'art. La valeur étant fondée sur quelque chose d'immatériel, le marchand qui lance l'artiste puis le marché qui l'adoube en déterminent eux-mêmes la valeur. Le rêve des marchands depuis la nuit des temps !

Alors, de la galerie qui lance l'artiste au collectionneur qui achète sa production en passant par les agents, indicateurs, maisons d'enchères et autres spécialistes de la certification de la valeur d'une œuvre (en fonction de la cote de l'artiste), chaque écrou du système trouve un fort intérêt à maintenir ce système fermé, comme une sorte de système de création et de maintien d'une valeur en réseau.

Et l'artiste, dans tout ça ? C'est un élément de l'ensemble, totalement aliéné au marché et à ses acteurs. Parfois il en joue parfaitement et navigue dans ces eaux avec aisance comme en faisant corps avec le cynisme de cet univers : on pourrait citer Jeff Koons, ex-trader, par exemple. Toujours est-il que l'art contemporain, par les sommes astronomiques qu'il suggère comme par son conceptualisme souvent hermétique au sens commun, est un marché qui concerne une élite économique.

L'art contemporain, l'art de la marchandise.

Comme nous l'avons vu, les critères qui président au statut d'œuvre d'art contemporain sont tous liés à la volonté de l'artiste (et surtout du marché qui va décider de l'adouber ou non) : volonté conceptuelle, volonté de dénonciation, volonté de choquer. Principalement lié à l'intellect, ce courant artistique coupé des notions d'esthétique et d'harmonie s'est aussi coupé du sensible et de l'intuitif. On pourrait dire que c'est en quelque sorte un art du cerveau rationnel et analytique répondant de manière rationnelle aux besoins du marché.

L'art contemporain est un art né d'une volonté voire d'une détermination. Il est défini non plus par les propriétés esthétiques des objets ou des œuvres mais par le concept. Nous verrons dans un autre billet que cet univers artistique exclut beaucoup (7). Sa valeur monétaire est liée à la volonté du marché.

Pour toutes ces raisons, l'art contemporain est un art emblématique du XXe siècle. Or, nous sommes actuellement au XXIe siècle. Qui sent l'air du temps peut ainsi voir tout de suite ce qui se profile à l'horizon, sujet d'un prochain billet : Pourquoi l'art contemporain est déjà mort**.




*comme tend à le démontrer ce post.
** Les historiens de l'art ne s'entendent pas toujours sur un début de période, lequel est parfois donné à partir de 1945.
(1) Voir le billet Quelle est la différence entre art moderne et art contemporain ?
(2) Le livre de Vassily Kandinsky Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, ébauche une théorie liant couleur et mouvement.
(3) Marcel Duchamp tente de faire représenter son bidet une première fois en 1917 lors de la première exposition de la société des artistes indépendants. Il reçoit une fin de non recevoir. La fontaine, qui marque symboliquement les débuts de l'art contemporain, sera finalement présentée en 1964 à Milan, puis à New-York. En 1999, une réplique est vendue 1 762 500 € à un homme d'affaire par la maison d'enchères Sotheby's.
(4) Voir le post "Quelle est la différence entre monde de l'art et marché de l'art".
(5) On peut citer Christie's, Sothebys...
(6) On peut citer le Kunst Kompass.
(7) Les artistes femmes, les non blancs, les non occidentaux, les jeunes et, dans une certaine mesure, les non riches.
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